Pour certaines personnes âgées vivant dans l’ouest de la France, en Aquitaine ou en Bretagne, le mot « cagot » dans le Béarn, « agotak » au Pays basque ou « caquou » dans le Finistère est une injure encore utilisée aujourd’hui, pour désigner une sorte de plouc inspirant un mélange de méfiance et de mépris. Bref, un cagot n’a pas bonne réputation, même si personne ne sait vraiment pourquoi. On trouve encore aujourd’hui quelques traces de cette population, aujourd’hui disparue, sur les territoires de ces régions. Ici un lieu-dit, un hameau, un pont ou une fontaine… Autant de vestiges synonymes de leur discrimination, qui débuta un peu après l’an Mil.
Le fantasme de leur origine
Mais qui étaient ces cagots ? Certains érudits du XIXe les considèrent comme des descendants de Wisigoths ; leur nom viendrait de « chiens de Goths » en béarnais. Pour d’autres, ils seraient plutôt des descendants de soldats de l’arrière-garde de troupes sarrasines en déroute après leur défaite à Poitiers en 732. Ou bien des descendants de juifs ayant fui Jérusalem, des descendants d’Espagnols compromis par la cause de Charlemagne, qui furent obligés, après la défaire de Roncevaux en 778, d’émigrer dans le Midi de la France.
Certaines légendes les font également remonter aux Vikings ou à une autre armée vaincue qui se serait réfugiée dans les contreforts des Pyrénées. On raconte aussi qu’ils pourraient être les descendants des derniers Cathares… Plus récemment, des théories farfelues les considèrent comme un peuple venu des étoiles au début du Moyen Âge !
Des descendants de lépreux
Selon le médiéviste Francisque Michel, auteur des Races maudites de la France et de l’Espagne en 1847, le mot « cagot » et ses synonymes viendraient de la racine indo-européenne Cac qui signifie mauvais, grossier ou encore excrément. « Elle a gardé son sens primitif puisque « cagot » signifiait lépreux ou plus exactement homme malade, haïssable et dangereux », explique-t-il.
D’autant plus que la lèpre est considérée comme une punition absolue. Elle est évoquée dans plusieurs passages de la Bible et sa guérison apparaît comme une faveur divine. Alain Guerreau et Yves Guy, respectivement archiviste-paléographe au CNRS et docteur en médecine rattaché à l’INSERM, évoquent notamment dans leur ouvrage sur les cagots dans le Béarn, une parabole du Second Livre des Rois : Giézi, après avoir volé un malade tout juste guéri, se voit atteint, lui et sa descendance, par cette maladie. « Le texte biblique fournissait ainsi une caution sacrée à la notion de lèpre héréditaire [on sait aujourd’hui que cela n’est pas le cas, ndlr], et justifiait sans réplique le statut maudit des individus rangés dans cette catégorie. » Le terme « gézitain » servira aussi à désigner les cagots.
Une vie en marge de la société
Cette population est soumise à de nombreuses interdictions, orales ou inscrites dans les textes de lois, les Fors de Navarre et du Béarn à partir du XIIIe siècle : ils n’ont pas le droit de marcher pieds nus, de cultiver la terre ou encore de boire aux fontaines publiques. Les cagots n’ont pas non plus le droit de porter d’armes, et doivent se marier entre eux.
Dans les églises, ils doivent rester au fond, et entrer par une porte spécifique qui leur est dédiée ; les prêtres leur tendent l’hostie au bout d’un bâton. Leurs enfants ne sont pas baptisés sur les fonts baptismaux et les défunts sont relégués dans des cimetières à l’écart (on trouve encore des traces de ces derniers à Sauvagnon, Salies de Béarn ou Sérée). Contrairement au reste de la population, ils n’ont pas le droit à un nom de famille, et leur prénom, dans les registres paroissiaux, sont précédés du mot « cagot ». Ils sont cantonnés à quelques métiers bien spécifiques : cordiers en Bretagne, charpentiers dans les Pyrénées et tonneliers ou forgerons dans le Bordelais. En effet, les matières comme le bois, le lin ou le fer sont réputées pour ne pas propager la maladie !
Pourtant, lorsqu’un cagot quitte sa campagne, rien ne le distingue plus du reste de la population. C’est pour cette raison que les magistrats des Parlements de Bordeaux, Toulouse ou Rennes prennent des mesures pour qu’on reconnaisse en toutes circonstances ces parias. On les oblige à porter une marque distinctive, une pièce de tissu rouge sur la poitrine, ainsi qu’une marque en forme de patte d’oie.
Cette distinction fait directement référence à leur ascendance supposée avec les Wisigoths : Pédauque, une reine mythologique de ce peuple, tire son nom d’une malformation d’un pied, en forme de patte d’oie. Et si la maladie disparaît peu à peu du pays, ces interdits restent. Les cagots, même s’ils ne portent pas les signes de la maladie, sont toujours considérés comme atteints de lèpre morale. L’exclusion sanitaire se transforme alors en exclusion sociale…
Une volonté de changement
Bien que marginalisés, les cagots sont pourtant reconnus comme d’excellents artisans et de bons chrétiens. Certains nobles n’hésitent pas à faire appel à eux, c’est le cas par exemple du comte Gaston Fébus, qui confie au XIVe siècle la construction de la charpente du château de Montaner dans le Béarn à des charpentiers cagots. Si la majorité de la population cagote vit dans la pauvreté, certains tirent leur épingle du jeu et s’enrichissent. Ils commencent aussi à dénoncer les discriminations dont ils sont victimes.
Les cagots de Navarre adressent en 1514 une lettre au pape Léon X pour se plaindre de la façon dont ils sont traités à l’église. Le souverain pontife ordonne dans une bulle, le 13 mai 1515, qu’ils soient traités « avec bienveillance sur le même pied que les autres fidèles, dans le cas où leur grief serait fondé » et ordonne une enquête, qui révèle en effet que cette population n’est plus atteinte de lèpre. Dans l’Hexagone, il faudra attendre 1683 pour que Louis XIV réclame officiellement la fin de cette ségrégation, qui concerne alors quelques milliers d’individus de France et de Navarre.
Mais les différents textes de lois sont mal acceptés dans les campagnes, où les préjugés ont la vie dure. Des conflits d’une violence inouïe éclatent entre cagots et villageois. En Bretagne, en 1688, lors d’un enterrement de cagot, la populace s’oppose à la mise en terre dans le cimetière communal, et le corps sera déterré par deux fois. Cent ans plus tard, dans les Landes, un cagot qui osa tremper sa main dans le bénitier réservé « aux personnes saines » se fit trancher la main par un autre paroissien, et cette dernière fut clouée sur la porte en guise d’avertissement. Quelques années auparavant, on aurait accusé les cagots de provocation.
Mais la justice étant maintenant de leur côté, de nombreux procès donnèrent raison aux cagots. La Révolution de 1789 offrira à l’ensemble des caquins de France un patronyme, la plupart du temps lié à leur métier (Charpentier ou Carpentier notamment) ou à leur lieu d’origine. « Mais le racisme est un chiendent tenace, avoue Osmin Ricau, et au village rien ne fut changé. Au point que lorsque la Patrie en danger réclama des volontaires, partout dans nos campagnes les cagots furent désignés d’office et partirent les premiers. » Même si les cagots se distinguèrent durant les guerres napoléoniennes, il faudra attendre la révolution industrielle, le brassage de la Première Guerre mondiale puis l’exode rural pour que s’estompe, puis s’oublie, la malédiction des cagots…