Louis Saugues était un collectionneur de cartes postales anciennes. Il en a rempli une quantité incroyable dans des classeurs et a laissé son trésor à son épouse Françoise. Parmi les pépites qu’il lui a légué figure une petite collection de cartes représentant un bien étrange personnage, dont l’histoire nous est proposée par Michel Dutheil de PHILAPOSTEL Auvergne.
L’homme porte une moustache bien fournie, il a le regard acéré et il est affublé d’une casquette sur laquelle on peut lire « Mort aux vipères ». Sur chacun de ces portraits jaunis par le temps, le personnage tient dans ses mains l’un de ces reptiles dont la simple évocation fait frémir certains.
Le regard clair affûté, la mine plus burinée que patibulaire, la moustache en friche, la casquette à visière barrée d’un martial « Mort aux vipères », de trop grandes bottes éperonnées et judicieusement remplies d’un pantalon sans âge, sans oublier quelques fioles enfouies dans les poches de son veston râpé, le voilà fin prêt pour la chasse.
Fils d’un paysan analphabète, il est né le 4 avril 1861, 3 rue de la Tannerie à Clermont-Ferrand, et a grandi à Ceyrat. À sa mort, il partageait avec sa sœur, une vieille demoiselle de moyenne vertu, une chambrette au 6 de la rue Lamartine, juste derrière l’échoppe du cordonnier-oiseleur Léon Roussel.
Chaque matin, Jean arpente les collines empierrées de Gravenoire, Montrongnon, Montaudou ou Crouël. Nul mieux que lui sait flairer une vipère ensommeillée, la clouer au sol à l’aide d’un bâton fourchu puis, avec une étonnante dextérité, arracher ses précieuses dents avant de la jeter, aussi furibarde que désarmée, dans un bocal. Est-ce à dire que le « vipéricide » n’a jamais connu les affres des morsures, traitées à la dure et l’eau-de-vie réunies, ou quelques accidents de parcours ? Que nenni !
De belles frayeurs
Sollicité par la presse et même les États-Unis, friands de conférences erpétologiques, il multiplie les audaces attractives et rémunérées. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, sa vie ne tient qu’à un fil, surtout le 24 juillet 1895 quand, juché sur les épaules du funambule indien D’Jelmako* (« le Tonnerre qui gronde »), il traverse la place de Jaude à quelque vingt mètres de hauteur. Il raconte, ou plutôt est transcrit dans un style journalistique ne craignant pas l’emphase : « Au moment suprême, j’eus une défaillance affreuse. Je nous vis nous abîmant, loques sanglantes, bouillie innommable. “Tu flanches. Surtout, ne me serre pas la margoulette et si tu as le trac, ferme tes quinquets”, me dit D’Jelmako en jurant comme un charretier. »
Le 9 juin, agrippé à la chaîne mal fixée de la plate-forme d’un tram bondé, il avait déjà failli passer de vie à trépas selon Le Moniteur du 11 juin : « Place de l’Observatoire, précipité sur la chaussée, il se fait de graves blessures à la tête tandis que ses vipères, s’échappant des bocaux brisés, répandent une grande alarme. Fort heureusement, toutes ont pu être tuées à coup de cannes. »
Jusqu’à 50 centimes par vipère
Ayant reçu les premiers soins, prodigués par le docteur Fouriaux, Jean Serpent est transporté dans le service Saint-Louis de l’hôtel-Dieu, avant de reprendre ses esprits et activités.
Le 23 mars 1898, il kidnappe dix-huit vipères qui se prélassaient sur les rochers de Villars. Le 8 avril, il en déniche quarante-neuf. En 1901, L’Illustration lui en attribue un total de 24 000 ! Ses prises lui rapportent trois sous (15 centimes) par tête, alloués par le Conseil général depuis le 30 avril 1897. Magnanime, le 24 avril 1919, l’assemblée départementale porte la prime de 25 à 50 centimes – selon le type de capture (aspic, péliade…) – à la grande satisfaction du professeur Gabriel Billard (1873-1929), éminent spécialiste des neurotoxines à l’hôtel-Dieu.
La gestion scientifique du stock venimeux, elle, est confiée au professeur Paul Girod selon les modalités de l’arrêté préfectoral du 5 mai 1897 : « Les reptiles devront [lui] être présentés à son laboratoire tous les jours, de dix heures à midi, sauf les dimanches et jour fériés. » S’il n’y a pas d’heure pour les braves chasseurs de vipères, il y en a une au bureau d’accueil du venin !
La mascotte des carabins
Les 18, 19 et 21 janvier 1921, La Montagne et L’Avenir du Plateau central, pour une fois à l’unisson, accordent leurs plumes pour rendre hommage à Michel Vergne, dit « Jean Serpent », mort le 17 janvier à l’hôtel-Dieu.
« Les soirs d’été, quand il montrait ses vipères aux terrasses, des gens affirmaient qu’il possédait un don, un charme. […] Jean Serpent s’était-il jamais douté de sa popularité ? Sa philosophie, qui n’était que de la simplicité, s’intéressait plus à la fumée de sa courte pipe de merisier qu’à celle de la gloire et son idéal n’a jamais dépassé la hauteur d’un demi-setier. »
Le jeudi 20 janvier 1921, « un cortège d’amis suivit son cercueil. On y remarquait de nombreux étudiants [qui] le traitaient plus particulièrement en camarade parce qu’il fut toujours de toutes leurs fêtes. Beaucoup ont dû se souvenir – non sans une pointe de tristesse – qu’ils lui avaient acheté, quelque jour, dans un café de Jaude, à l’heure de l’apéritif, un morceau de peau de serpent, ce qui, paraît-il, porte chance aux examens. Et c’est un peu du vieux Clermont qui s’en est allé. »
Voir aussi l’article de FR3
Source : 7joursaclermont