Il y a tout juste 300 ans, dans la nuit du 22 au 23 décembre 1720, se déclare le plus grand incendie que Rennes (Ille-et-Vilaine) ait connu. En six jours, il détruit 20 % de la ville, fait 10 000 sinistrés, soit un habitant sur quatre (revoir notre précédent article), et détruit nombre de monuments (revoir notre article).
Après le « grand brûlement » de 1720, toute la ville est à reconstruire d’urgence, et c’est le début d’un casse-tête incroyable et d’une reconstruction pleine de rebondissements qui va durer de 1724 à 1760.
Le casse-tête de la reconstruction
La reconstruction commence par des procédures à n’en plus finir, tout le monde n’est pas d’accord sur le futur plan de la ville. Entre l’évacuation des décombres, le recensement du bâti et la récupération des matériaux, le chantier s’annonce pharaonique. Très vite, le conseil du Roi décide d’envoyer ses ingénieurs pour épauler les autorités locales. Isaac Robelin, directeur des fortifications de Bretagne, est le premier à s’y coller. « C’est un militaire qui a des atouts pour apporter des réponses à une situation de crise » rappelle Gilles Brohan. « Mais très vite son côté autoritaire va se heurter au maire Rallier du Baty et à ses conseillers ». Ça frotte aussi avec le Parlement car le plan qu’il propose est radical : il veut aller plus loin que la zone incendiée pour désenclaver la partie sud de la ville. Car si la Vilaine a formé une barrière naturelle contre les flammes, les quartiers sud restent insalubres et sujets aux inondations.
Guidé par l’esprit rationnel des Lumières, Robelin propose de rééquilibrer la ville en installant des lieux de pouvoir de l’autre côté du fleuve. Un projet urbanistique assez visionnaire pour lequel il envisage d’installer le nouveau présidial en vis-à-vis du Parlement, au niveau de l’actuelle esplanade Charles-de-Gaulle afin de créer des perspectives en reliant des quartiers. Si son projet est plutôt bien vu, le coût paraît énorme. Le maire met son veto et écrit au Roi en disant que « par son intransigeance, il a rallumé un incendie encore plus dévastateur ».
Ça chauffe donc et déjà à l’époque, confier la gestion de l’après-incendie à un militaire crée quelques frictions. Robelin est donc invité à aller voir ailleurs…
L’architecte du Roi est dans la place…
Pour calmer le jeu, le pouvoir royal envoie son architecte : Jacques Gabriel. Quand il arrive en ville, il abandonne d’emblée l’idée de reconstruire le côté sud et se concentre sur la partie directement touchée par l’incendie. Plus diplomate que son prédécesseur, il sait mettre les formes. La ville est aussi flattée d’avoir l’architecte du roi à son chevet. « Au-delà des biens matériels que le roi pourvoit, c’est une reconnaissance symbolique de la peine des Rennais » estime Gilles Brohan.
Gabriel va concevoir son plan autour de deux places : il commence symboliquement par la Place du Parlement. Un bâtiment qui, selon lui, n’a pas la mise en valeur qu’il mérite. « Jusqu’à l’incendie, il existait un petit placis, et on devinait la haute silhouette de pierre du Parlement au cœur d’une ville de bois » détaille Gilles Brohan. « Il commence par là aussi pour réaffirmer le pouvoir royal en se servant de la place comme un écrin pour la statue équestre de Louis XIV, initialement prévue pour Nantes ».
Pour la Place du Parlement, Gabriel s’inspire de la Place Vendôme
Il imagine ainsi une place royale, ordonnancée et calquée sur la Place Vendôme de Paris et inspirée du style de Jules Hardouin-Mansart : « Une grande place typique de l’urbanisme des Lumières. L’analogie se voit dans le choix des matériaux avec du granit et des arcades au rez-de-chaussée et une pierre calcaire pour distinguer les étages supérieurs. On voit l’œil de l’architecte qui joue sur le rappel des matériaux utilisés sur la façade plus ancienne du Parlement pour conserver une continuité de style malgré le siècle d’intervalle ».
Juste à côté, il crée ce qu’on appelle la Place neuve, l’actuelle place de la mairie et va ouvrir complètement le centre-ville. « Pour les Rennais de l’époque, c’est une révolution. On change la physionomie de la ville par les matériaux employés et surtout avec l’ouverture de la ville. Le nouveau plan orthogonal, avec des îlots qui se coupent à angle droit, forme une ville rationnelle qui tranche avec l’imbrication médiévale ».
Sur cette place neuve, le projet urbain prévoit des bâtiments publics, un héritage de la Renaissance elle-même inspirée de l’Antiquité. Avec de grandes places centrales, l’architecte s’inspire du forum romain ou de l’agora grecque antiques, il imagine également des placettes intermédiaires entre les quartiers épargnés par le feu et la ville nouvelle qui participent de l’art de vivre à la rennaise encore aujourd’hui. L’incendie devient finalement une opportunité de transformer la ville et la faire changer d’époque.
L’esprit des Lumières souffle sur la nouvelle Rennes
La Rennes de l’après-incendie est à peu de chose près celle qu’on connaît aujourd’hui. Avec les nouvelles places, Gabriel fait entrer l’esprit des Lumières dans la ville. Ces aménagements sont pensés pour des cérémonies, mais aussi pour des spectacles et des moments festifs, de rassemblement et de cohésion.
« Là où Gabriel est habile, c’est dans le couturage entre les anciens quartiers et la ville moderne qu’il fait reconstruire » observe l’animateur du patrimoine. « En plus des deux grandes places centrales, il réalise ainsi des placettes qui participent au plaisir de vivre à Rennes. Une vision urbaine destinée à créer du lien, des espaces de rencontres qui permettent aussi qu’au niveau architectural la rupture soit la plus douce possible. On passe du bois à la pierre sans s’en rendre compte… »
L’architecte transige aussi sur les matériaux autorisés. Plus question d’imposer des murs de façades en pierre. Gabriel se rend bien compte que ce n’est pas tenable : il n’y a que trois maçons à Rennes contre une flopée d’escaliéteurs. Des charpentiers-menuisiers qui ont l’habitude de travailler le bois abondant pour la construction locale. Il tolère donc finalement le bois sur les cours et dans les coursives. Ce qui permet à tout un corps de métiers de participer à la reconstruction de la ville après avoir vu disparaître leur œuvre sous leurs yeux. Quand la ville achève sa reconstruction, une quarantaine de maçons est installée à Rennes. Suite à l’incendie, les modes de construction changent donc radicalement et vont continuer au XIXème à privilégier la pierre.
L’hôtel de ville, symbole d’une ville qui renaît de ses cendres
Le monument symbole de la reconstruction est l’hôtel de ville de Rennes. Une des doléances exprimées par la communauté de ville est que l’architecte imagine une tour de l’horloge pour remplacer l’ancien beffroi parti en fumée. Plutôt que de le construire en plein milieu de la place sur les modèles de ceux du nord de la France, Gabriel l’intègre au nouvel hôtel de ville qu’il implante à l’ouest de la place.
Face à ce nouvel édifice, il imagine la construction de l’hôtel du commandant en chef. Un bâtiment qui n’est finalement jamais sorti de terre. Un siècle plus tard c’est l’Opéra qui y sera édifié. Ses courbes épouseront celles de l’hôtel de ville dont la première pierre est posée en 1734. C’est un bâtiment original, 3 en 1 : deux pavillons symétriques encadrent la tour de l’horloge. A droite, le présidial (le siège de la Sénéchaussée, équivalent du tribunal d’Instance), à gauche la mairie. « La niche au milieu est destinée à abriter la statue de Louis XV » explique Gilles Brohan. « Le roi représente l’autorité, avec à ses côtés les deux formes de pouvoir local : le pouvoir municipal d’un côté et le pouvoir judiciaire de l’autre ».
Une symbolique classique mais dans une forme qui l’est beaucoup moins. La forme de bulbe qui coiffe le Beffroi adopte les codes baroques du XVIIIème siècle encore peu présents en France et encore moins en Bretagne. Le chantier est long, très long, le bâtiment est terminé en 1762, mais les travaux intérieurs se poursuivront jusqu’au XXème siècle ! Mais ça valait le coup d’attendre… au XVIIIème siècle l’hôtel de ville de Rennes avec son bulbe figure dans les traités d’architecture parmi les plus remarquables hôtels de ville de France.
« A Rennes, rien ne prend, sauf le feu »
Seuls des accidents comme l’incendie donnent l’opportunité de refaire à ce point un plan de ville. Le feu a tout de même laissé des traces profondes et ancré des peurs. Après 1720, les niches à la Vierge se multiplient sur les façades des immeubles pour se protéger de nouveaux incendies. Au Thabor, on créé l’étang de l’enfer pour avoir une réserve d’eau sur le point le plus haut de la ville. Partout on creuse des puits, on s’arme de seaux qui avaient cruellement manqué pendant la nuit tragique de 1720. Un corps de sapeurs-pompiers volontaires est même mis en place.
« La copropriété est née à Rennes » suite à l’incendie
La mémoire de l’incendie traverse les générations à travers des gwerz, les chants bretons traditionnels qu’on raconte à la veillée. Le dicton populaire « A Rennes rien ne prend sauf le feu » fait long feu, il sera même repris par Monseigneur Brossays Saint-Marc un siècle plus tard. Comme toute catastrophe l’appropriation populaire permet de se libérer du traumatisme. Mais le feu a aussi modifié la société rennaise en profondeur. La copropriété va s’y développer, ainsi qu’une mixité sociale plus forte qu’auparavant.
« La copropriété est née à Rennes à la suite de l’incendie et avec la reconstruction. On est passé d’un habitat privé individuel à des bâtiments collectifs où on va loger plus de personnes. Les propriétaires ont été forcés de se regrouper pour concevoir une ville moderne. ».