La grande vie à crédit
Seule ombre au tableau : ledit Crawford aurait rédigé deux testaments et couché, sur le second, ses neveux, qui vivent à New York. En attendant que l’affaire se règle et que Thérèse obtienne gain de cause – elle clame partout que la partie est gagnée d’avance – elle et son mari vivent à crédit et empruntent de l’argent, en promettant de rembourser ces dettes avec un taux d’intérêt très intéressant.
L’appât du gain va séduire de nombreuses personnes, au premier rang desquels Gustave Humbert, devenu entre-temps ministre de la Justice. Le beau-père de Thérèse se porte caution morale lorsque son fils et sa bru abandonnent leur logement trop exigu et font l’acquisition d’un hôtel particulier, rue Forturry.
« La même année, le jeune couple achète, près de Melun, avec de l’argent qu’il n’a pas, le château de Vives-Eaux, continue l’historien Frédéric Chauvaud. À Paris, ils quittent en 1885 leur hôtel particulier pour un autre, plus luxueux, situé avenue de la Grande-Armée. Supposé riche, bénéficiant d’une célébrité certaine, le couple reçoit, est invité, donne des fêtes sur lesquelles la rubrique mondaine des journaux s’attarde. »
Chez les Humbert, l’argent coule à flots et lors des soirées organisées par Thérèse, on croise du beau monde ! Des banquiers, des membres du gouvernement, des aristocrates… Autant de prêteurs qui se ruent pour séduire Mme Humbert afin d’en tirer des juteux bénéfices à venir.
« L’orgueil de Thérèse prend un tour ambigu, elle se pique à son jeu, elle renchérit sans cesse sur ses propres rêves, elle finit par croire peut-être à la réalité de son mythe, relate, en 1930 dans le magazine Détective, un certain Jean France, un ancien agent de la Sûreté générale qui aurait enquêté à l’époque sur l’affaire. On voyait partout cette brune solide, couvertes de toilettes éclatantes, aux grandes journées de courses, aux galas, dans les salons, aux réceptions diplomatiques… » Et à ses côtés, son fidèle époux, Frédéric, qui s’est fait élire député de Seine-et-Marne.
Une arnaque bien rodée
Pendant près de vingt ans, les Humbert vont mener grand train, empruntant toujours plus, versant quelques intérêts à leurs créditeurs avec l’argent des nouveaux dindons de la farce.
Pour continuer à convaincre, Thérèse ne recule devant rien. Elle fait passer ses deux frères pour les neveux Crawford, en voyage en France. Elle va même jusqu’à porter plainte contre eux devant le tribunal pour non-respect de l’arrangement qu’ils auraient enfin trouvé !
« Dès qu’un prêteur semblait plus curieux que les autres, s’inquiétait des garanties, on l’accablait de pièces judiciaires, les doubles des jugements obtenus contre les frères Crawford, poursuit le policier. Parfois, un des aspirants usuriers discutait dans le bureau de Thérèse. Alors celle-ci, d’un geste théâtral, ouvrait grande la porte de son coffre-fort où étaient rangés, tassés, des paquets soigneusement enveloppés et scellés à la cire rouge. Pendant vingt ans, la prestigieuse illusionniste tint son public. Mais un jour, brusquement, tout cassa… »
La chute après vingt ans d’opulence
Au fil des années, la rumeur enfle, Thérèse Humbert ne serait pas celle qu’elle prétend être. François Mouthon, un journaliste du quotidien Le Matin, recueille de nombreux témoignages de prêteurs qui commencent à trouver le temps long. Il commence à parler d’arnaque, tandis que l’un des créanciers saisit pour la première fois la justice, afin que soit tranchée une fois pour toutes cette histoire d’héritage et réclame, en attendant, la mise sous séquestre par la justice de toutes les valeurs de la succession.
Le 2 mai 1902, le tribunal de Paris ordonne l’ouverture du coffre de Thérèse Humbert et l’inventaire des titres financiers. Quand la police et les huissiers se rendent au domicile des époux Humbert, ils trouvent la maison abandonnée et le coffre vide.
Une enquête est diligentée et un mandat d’arrêt international est lancé. Le 20 décembre 1902, la famille est arrêtée à Madrid, et extradée en France. À leur arrivée à Paris, Gare du Nord, c’est l’effervescence. Tout le monde veut voir cette fameuse femme qui a berné pendant aussi longtemps le tout-Paris !
Le spectacle continue au procès
Huit mois plus tard, le 8 août 1903, le procès de « l’affaire Humbert » s’ouvre devant la Cour d’Assises de la Seine. Pour sa défense, Thérèse a droit à un ténor du barreau : maître Labori, avocat du capitaine Dreyfus quelques années auparavant.
Tout au long du procès, l’arnaqueuse soutient que toute cette histoire est vraie. Face aux preuves, elle change sa version en affirmant à la barre que le fameux Crawford existe bien, mais qu’il ne s’appelle pas ainsi. Il s’agirait en fait d’Edmond-Vital-Victor Régnier.
« Présenté comme un « aventurier », au mauvais sens du mot, il est celui qui aurait servi d’intermédiaire entre Bazaine et Bismarck en 1870 pour obtenir la reddition de Metz où était encerclée, à partir du 20 août, l’armée du Rhin, précise dans son ouvrage l’historien Frédéric Chauvaud. Les 100 millions des Crawford seraient ainsi le prix de la trahison. Outre l’énormité de cette révélation, pitoyable pirouette, Régnier n’était pas mort à la date supposée du testament… »
Pour avoir escroqué près de 60 millions de francs, Thérèse Humbert et son mari seront condamnés à cinq ans de prison ferme. Après leur libération, ils mèneront une vie beaucoup plus chiche et discrète. Thérèse Humbert serait morte dans l’oubli général, pour certains en 1918, pour d’autres dans les années 1930. Mais la légende raconte qu’elle aurait émigré aux États-Unis et aurait tenté de refaire sa vie à San Francisco…
Pour bon nombre de ses contemporains, les moins fortunés, « l’escroquerie du siècle » n’a pas suscité que de l’indignation. Thérèse représente une sorte d’Arsène Lupin, une arnaqueuse qui a su prendre une revanche sur l’existence et sur les « gros qui ne songent qu’à s’engraisser ».
Source : Ouest-France